Homélie du dimanche 3 octobre 2021

27ième dimanche B

Rentrée paroissiale placée sous le signe de la création et de saint François

Lectures : Gn 2,18-24 ; Ps 148 ; Ap 22,1-7 ; Mc 10,2-16

« La beauté sauvera le monde. » Avez-vous déjà entendu cet adage ? Il s’agit d’une citation tirée de L’idiot, un roman de Dostoïevski. Aujourd’hui nous voulons justement chanter la beauté qui nous fait rejoindre celui qui en est la source : Dieu que nous glorifions. Même si la beauté réserve à chacun une sensation forte et subjective, qui fait dire à l’un qu’une chose est belle et à un autre qu’elle ne l’est pas, il existe des images, des objets ou des spectacles, qui transcendent le goût de chacun et désignent une sorte de beauté originelle et universelle.

La création est de cet ordre. Lorsque cet été je me trouvais sur un voilier devant un coucher de soleil sublime, où je voyais à l’horizon l’astre plonger dans la mer, j’étais subjugué par ce spectacle. Et ici chacun pourrait se lever à son tour, pour évoquer une impression esthétique qui l’a marqué à vie et nous communiquer cette émotion d’un instant qui se prolonge encore. Comment alors ne pas s’étonner que la Bible commence en Genèse par le récit de la création,pour exposer l’origine de l’espace et du temps où nous vivons, et que cette même parole de Dieu s’achève en Apocalypse sur la création avec une vision paradisiaque de l’arbre de vie qui donne des fruits en abondance en un jour infini dont la lumière n’est plus celle du soleil, mais de Dieu lui-même illuminant un monde transfiguré.

« La beauté sauvera le monde. » Et aujourd’hui, Jésus nous fait contempler cette beauté qui rayonne dans l’amour réciproque d’un homme et d’une femme. Dans l’Évangile, des pharisiens veulent piéger Jésus sur la question de la répudiation, permise par Moïse, disent-ils, à cause de la dureté du cœur de l’homme. C’est alors que Jésus fait surgir l’union sacrée des origines, il la fait remonter au projet que Dieu a voulu pour l’humanité : « Au commencement de la création, Dieu les fit homme et femme. À cause de cela, l’homme quittera son père et sa mère, il s’attachera à sa femme, et tous deux deviendront une seule chair. » Jésus rappelle ainsi l’importance de la dualité, de la différence sexuelle, de la relation établie dans le dialogue, faite de distance et d’intimité entre l’homme et la femme s’enrichissant mutuellement des dons qu’ils s’échangent.

C’est cette beauté de l’amour que décrit le second récit de la création, dans la première lecture, le deuxième chapitre de la Genèse. Au cœur d’un jardin où coule des fleuves d’eaux vives et où s’élève l’arbre de vie, précurseur de l’arbre de la croix du Christ, Dieu est présenté comme un potier, comme un artiste qui façonne l’homme primordial avec de la terre. Pour tromper la solitude de l’homme, Dieu doit ensuite lui amener une aide qui lui corresponde, une alliée qui sera à égalité face à lui. Écoutons le cri de jubilation de l’homme : « Cette fois-ci, voilà l’os de mes os et la chair de ma chair ! » La femme acquiert ainsi l’os et la chair de l’homme, c’est-à-dire ce qui constitue son intimité, elle devient l’être même de son être, elle est tenue pour une personne de sa parenté qui lui offre son achèvement, sa pleine humanité. Et tous deux se tiennent face-à-face dans la rencontre et le respect de l’autre. On peut dire que c’est seulement au moment où l’homme et la femme entrent en communion et deviennent une seule chair que la création est achevée vraiment et que l’image de Dieu est pleinement inscrite dans les créatures humaines. Tout seul l’être humain ne réalise pas entièrement ce qu’il est,car il ne l’accomplit qu’en existant avec quelqu’un ou en existant pour quelqu’un. Cette relation lui permet alors de vivre dans le don. C’est ainsi que l’union de l’homme et de la femme est l’image de l’union des trois personnes de la Trinité, l’union de l’amour du Père, du Fils et du Saint Esprit. « Ce mystère est grand », dira un jour saint Paul.

« La beauté sauvera le monde. » Par conséquent, pour un chrétien, est-il abusif de dire que cette beauté qui sauvera le monde est le Christ sauveur, qui selon l’expression d’un Psaume est « le plus beau des enfants de l’homme » (Ps 44,3), venu rendre à l’homme sa beauté première ? C’est pourquoi, quand un chrétien regarde un visage, il voit le visage du Christ. Le regard qu’il porte sur lui dépasse le sensible pour rejoindre la profondeur de l’être, et partant la présence de Dieu. La philosophe française Simone Weil, décédée au milieu de la seconde guerre mondiale, écrivait : « Dans tout ce qui suscite en nous le sentiment pur et authentique de la beauté, il y a réellement la présence de Dieu. Il y a presque une incarnation de Dieu dans le monde, dont la beauté est le signe. » Et il y a quelques années, le pape Benoît XVIcommentait cet auteur en disant : « La beauté – de celle qui se manifeste dans l’univers et dans la nature à celle qui s’exprime dans les créations artistiques – peut devenir une voie vers le Transcendant, vers le Mystère ultime, vers Dieu, précisément en raison de sa capacité essentielle à ouvrir et élargir les horizons de la conscience humaine, à la renvoyer au-delà d’elle-même, à se pencher sur l’abîme de l’Infini. »

Nous comprenons alors que la beauté qui sauve est inséparable de la bonté. En Dieu beauté et bonté se confondent. Celui qui fait du bien produit en même temps du beau. Par son travail dans le jardin, Adam poursuit l’acte créateur beau et bon du Seigneur. Par leurs activités, par leurs techniques, par leurs arts, les hommes prolongent l’œuvre belle et bonne du créateur. Cependant, trop souvent ils se l’approprient et ils la détruisent par leur volonté de possession, de puissance et de domination. La beauté d’un paysage, la beauté d’une composition musicale, la beauté d’un geste humain, la beauté d’un visage jeune ou ridé, apaisent, guérissent et restaurent l’harmonie. L’harmonie ne se dit-elle pas cosmos en grec ? Si donc« la beauté sauvera le monde », c’est parce qu’elle nous oriente vers la création nouvelle, où seul le sauveur nous mène. N’avons-nous pas pour mission de témoigner de cette beauté qui élève vers le haut, vers le ciel ?

Quelques mois avant sa mort le 3 octobre 1226 à l’âge de 44 ans, saint François d’Assise devenu aveugle compose son Cantique de frère soleil, où il déclame son émerveillement devant le monde et son amour fraternel des créatures : « Laudato si ! Loué sois-tu, mon Seigneur, avec toutes tes créatures, spécialement messire frère Soleil, par qui tu nous donnes le jour, la lumière ; il est beau. » Loué sois-tu pour sœur Lune, pour frère Vent, pour notre sœur Eau, pour frère Feu, pour sœur notre mère la Terre, pour ceux qui pardonnent, pour notre sœur la Mort corporelle. La création tout entière devient lumineuse depuis le surgissement de la lumière jusqu’à l’heure de la mort. Au milieu d’un siècle féodal déchiré par des guerres intestines entre les cités et leurs podestats, le poète saint François renonce àposséder le monde pour se diriger vers la contemplation. Il se réjouit en toute créature, parce qu’il s’abstient d’en posséder aucune. Il préfère s’évader dans la campagne, parler aux oiseaux ou sermonner le loup de Gubbio. Il préfère fréquenter les lépreux de son temps, répandre la joie parfaite sur ses frères mineurs ou discuter avec le sultan d’Égypte. Il découvre ainsi l’interaction entre le monde naturel et le monde humain. En restaurant l’Église de son temps, il veut plonger le monde entier dans un esprit de réconciliation, de fraternité et de louange.

« La beauté sauvera le monde », écrivait Fiodor Dostoïevski. Huit cents ans après frère François, soyons certains que tout ce que nous entreprendrons localement et à notre mesure sera peut-être une goutte d’eau dans un océan, mais aura un retentissement au-delà des familles, des paroisses ou des localités où nous vivons. La haine produira encore de la haine. L’amour propulsera un élan d’amour. L’appropriation de tous les biens de la terre entraînera sa destruction. Le soin de la création qui nous a été confiée stimulera le souci de l’humanité, et surtout du plus faible et du plus pauvre. Le pape François, inspiré par la figure du Poverellod’Assise, ne nous enseigne rien d’autre de sa première encyclique Laudato si à sa dernièreencyclique Fratelli tutti. Suivons-le ! Amen !

Père Yvan Maréchal