So 2,3 ; 3,12-13 Ps 145 1 Co 1,26-31 Mt 5,1-12a
Par le Père Jean Paul Cazes
Il y a une bonne douzaine d’années, en quittant Rueil, j’ai vécu 10 mois au milieu de personnes souffrant d’un handicap, dans un des foyers de l’Arche, près de Saumur, en pleine campagne. Là, j’ai commencé à apprendre la sagesse des pauvres, la sagesse de ceux qui ne sont ni puissants, ni de haute naissance. J’ai appris, avec eux, à chanter les paroles de Paul : « Ce qu’il y a de fou dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi. Ce qu’il y a de faible dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi. »
Pour chanter cela en vérité, il m’a fallu vivre un lent mouvement de conversion, conversion qui n’est d’ailleurs pas achevée. Deux paroles bibliques ont marqué mon chemin. La première m’a été donnée par le psaume 138 qui dit : « C’est toi… qui m’a tissé dans le sein de ma mère. Je reconnais devant toi …l’être étonnant que je suis. ». Je ne sais pas ce qu’il en est pour vous, mais je sais que j’ai du mal à me reconnaître comme un être étonnant, même pour le Seigneur ; c’est probablement de la fausse humilité. Voilà que, depuis 3 ou 4 mois, je partageais la vie d’une trentaine de personnes souffrant de handicaps mentaux et physiques divers. Je les voyais avec leurs visages déformés, leurs gestes malhabiles, leurs difficultés à parler, leurs raisonnements simplistes. Je commençais à connaître les peurs de celui-là, les blessures d’une autre, les raisons du mutisme d’un troisième. Et le psaume me disait : « Je reconnais devant toi l’être étonnant que je suis. » Vraiment, ces personnes : étonnantes ? Il m’a fallu du temps pour l’admettre. Et je ne l’ai admis que parce que c’est devant le Seigneur que ces êtres sont étonnants ; moi, j’avais plus de mal que le Seigneur. Mais, je commençais à être apprivoisé. Il faut du temps pour être apprivoisé, dit le renard au Petit Prince. Il faut du temps pour accepter d’être cœur à cœur avec de telles personnes. C’est comme un nouveau langage à apprendre : celui du cœur. Il devrait être naturel, mais il ne l’est pas. Il a fallu que je l’apprenne au milieu d’eux. Un langage fait de gestes simples et de sourires. Un langage où la foi aussi est toute simple ; j’ai reçu des confessions magnifiques ; j’ai célébré deux baptêmes extraordinaires ainsi que des premières communions remplies de joie. Je parle là de personnes adultes, pas d’enfants. Oui, je vivais au milieu d’êtres étonnants.
Et pourtant, il a fallu que je franchisse une autre marche de conversion, grâce encore, là aussi, à la Bible. Un jour, dans la lettre que Paul écrit aux chrétiens de Philippe, j’ai lu ceci : « avec humilité, considérez les autres comme supérieurs à vous. » (Ph 2, 3) Je me suis battu avec cette phrase des mois durant. Comment reconnaître, non seulement avec humilité, mais en vérité, que ces personnes étaient supérieures à moi ? Moi, j’ai été éduqué par mon père dans le culte de l’intelligence, l’intelligence rationnelle, celle qui avance dans la résolution de problèmes et la mise en œuvre de solutions techniques.
Je me refusais à redire le verset des Philippiens comme un perroquet. Je voulais pouvoir le dire en vérité, mais je n’y parvenais pas.
Il a fallu que l’Esprit Saint s’en mêle. J’ai été invité à partir avec une quinzaine de personnes handicapées vivre une retraite de trois jours dans un monastère près de Bordeaux. Je n’animais pas cette retraite, j’y étais présent seulement pour la vivre avec toutes ces personnes et dire la messe pour elles. J’y ai vécu des expériences extraordinaires, par le langage des gestes et par le regard. Et un jour où j’étais seul dans ma cellule, en train de repasser en moi ce que je vivais par cette retraite, j’ai vu clair, et cette lumière ne m’a pas quitté depuis. J’ai compris quelque chose de tout simple : j’ai compris que nous étions tous supérieurs les uns aux autres, et que cette supériorité n’était pas là pour écraser les autres mais pour servir. La supériorité des personnes au milieu desquelles j’avais le bonheur de vivre était celle du cœur, cette fraîcheur qui ne juge pas, cette spontanéité qui sait accueillir. Je vivais au milieu des Béatitudes, mais il m’a fallu un long temps, et une bonne dose d’Esprit Saint pour le découvrir.
Je précise : ce n’est pas parce que ces personnes souffrent d’un handicap qu’elles sont parfaites. Comme tout le monde, elles ont besoin de conversion car, comme tout le monde, elles ont des défauts et commettent des péchés. Mais Jean Vanier leur répétait souvent qu’il y a en chacune d’elles une vraie beauté : la beauté des « pauvres de cœur », la beauté des « humbles du pays ». Cette beauté est en chacun de nous, souvent recouverte par de fausses supériorités.
Je souhaite et j’espère que notre prochain Carême soit le moment privilégié pour redécouvrir cette beauté intérieure à la suite de Jésus, doux et humble de cœur.